A comme ..... absinthe


Alphonse Allais , on le sait, souffrait d'intempérance pour les boissons alcoolisées. Comme beaucoup d'artistes de cette fin du XIX ème siècle, il se blottit souvent dans les bras de la fée verte. Ne voulant pas faire preuve d'absinthéïsme, il boit l'absinthe, la fée verte, muse-aiguillon supposée des poètes, mais aussi phénomène de société .... 
(Il faut visiter le remarquable musée de Marie-Claude Delahaye à Auvers-sur-Oise).

Alphonse Allais, dans plusieurs de ses contes et nouvelles (Familles, Le pauvre bougre et le bon génie, Absinthes, La dot, La langue et l'armée française, L'aventure de l'homme-orchestre, La vierge et l'absinthe, Trop de précaution nuit, Cupides médicastres) donne à boire à ses personnages ce nouveau breuvage qui stimule tous les sens, à l'instant de l'heure verte.

- Le monsieur demanda son "absinthe-anisette" sur un ton de lassitude inexprimable :
Donnez-moi une absinthe, semblait-il dire, non point pour me griser, mais pour tâcher d'oublier un peu et de m'évader - quand ce ne serait qu'un quart d'heure - de cette insupportable fabrique de rasoirs qu'est la vie !

        La dot. Revue franco-américaine. N°2 . Juillet 1895

- La Vie, ce n'est pas drôle, mais c'est la vie .... elle est faite de rien, une absinthe au coin d'une terrasse de café ... c'est bon l'absinthe ... pas la première gorgée, mais après. C'est bon ....

         Absinthes. Pas de bile. 1893.


*

Absinthes.   

Dessins d'Alexandrine Gautier.


Un texte superbement neurasthénique, tranche de vie émiettée d'une tendresse déchirante. (Patrice Delbourg).

Mais les absinthes ont toujours tort.  A consommer avec modération. A lire sans. 



Cinq heures.
Sale temps ... gris ... d'un sale gris mélancolieux en diable.
Il ne tombera donc pas une bonne averse pour faire rentrer tous ces imbéciles qui se promènent avec leur air bête ! Sale temps ...
Mauvaise journée aujourd'hui, nom de Dieu ... ! La guigne ...
Feuilleton refusé ... poliment :
- Très bien, votre feuilleton ... sujet intéressant ... bien écrit, mais pas dans l'esprit du journal.
L'esprit du journal ! ... Joli, l'esprit du journal ! ... journal le plus idiot de Paris et de Seine-et-Oise ! 
Editeur distrait et occupé :
- Rendez le manuscrit de monsieur ... très bien votre roman ... sujet intéressant ... bien écrit, mais vous comprenez ... affaires vont pas du tout ... très encombré et puis pourriez pas faire quelque chose dans le genre de La Grande Marnière ? Bonne vente ... décoration.
Sorti avec un air aimable et bête :
- Ce sera pour une autre fois ...



Sale temps ... cinq heures et demie ... 
Les boulevards ! ... prenons les boulevards ... peut-être vais-je rencontrer des camarades ... 
Jolis les camarades ! ... Tous des muffs ... peut-on compter sur personne à Paris ?
Sont-ils assez laids, tous ces gens qui passent !
Et mal fagotées, les femmes ! ... Et l'air idiot, les hommes !
- Garçon ... une absinthe au sucre !
Amusant ce morceau de sucre qui fond tout doucement sur la petite grille ... Histoire de la goutte d'eau qui creuse le granit ... seulement moins dur que le granit ... Heureusement ... voyez-vous : absinthe au granit ?
Absinthe au granit ... ah ah ah ah ... ah ah ah ... Bien rigolo ... absinthe au granit... faudrait pas être pressé ... ah ah ah ...
Presque fondu maintenant, le morceau de sucre ... Ce que c'est de nous ... Image frappante de l'homme, le morceau de sucre ...
Quand seront morts, nous en irons comme ça ... atome à atome ... molécule à molécule ... dissous, délités, rendus au Grand Tout par la gracieuse intervention des cégétaux et des vers de terre.
Serons bien plus heureux alors .... Victor Hugo et Anatole Beaucanard égaux devant l' Asticot ... Heureusement !
Sale temps ... Mauvaise journée ... Directeur idiot ... Editeur bête à pleurer ...
Et puis ... peut-être pas de talent que ça, au fond.
C'est bon, l' absinthe ... pas la première gorgée, mais après.
C'est bon.
Six heures ... Tout doucement les boulevards s'animent ... A la bonne heure, les femmes maintenant !
Plus jolies que toutes à l'heure ... et plus élégantes ! L'air moins crétin les hommes !
Le ciel est toujours gris ... un joli gris perle ... distingué ... fin de ton ... Le soleil qui se couche met sur les nuages de jolies roseurs de cuivre pâle ... Et c'est très bien ...



- Garçon ... une absinthe anisée !
C'est amusant l'absinthe au sucre, mais zut ... c'est trop long.
Six heures et demie ...
En passe-t-il de ces femmes ! Presque toutes jolies ... et étranges, donc !
Et mystérieuses !
D'où viennent-elles ? ... Où vont-elles ? ... Saura-t-on jamais ? ...
C'est à peine si elles me regardent ... moi qui les aime tant !
Chacune en passant, me cause tant d'impression qu'il me semble que je ne l'oublierai jamais... Pas plus tôt disparue que je ne peux plus me souvenir du regard qu'elle avait.
Heureusement que celles qui viennent après sont encore mieux.
Je les aimerais tant si elles voulaient ... mais elles s'en vont toutes ... Est-ce-que je les reverrai jamais ?
Sur le trottoir, devant moi, des camelots vendent de tout ... journaux ... porte-cigares en celluloïd ... petit singe en peluche ... de toutes couleurs ...
Quels sont ces hommes ? Des broyés de l'existence, sans doute ... des génies méconnus ... des réfractaires ... Comme leurs yeux sont profonds ... Quel feu sombre en leurs prunelles ! ...
Un livre à faire là-dessus ... unique ... inoubliable ... un livre qu'ils seraient bien forcés d'acheter ... tous !
Oh ! toutes ces femmes ! ...
Pourquoi pas une d'elles n'a l'idée de s'asseoir auprès de moi, de m'embrasser très doucement ... de me câliner ... de me bercer comme maman quand j'étais petit ?
- Garçon ... une absinthe pure ... Ayez donc pas peur d'en mettre.

                       Alphonse Allais. Pas de bile ! 1893.


*

La vierge à l'absinthe

Illustrations de Philippe Brosse



J'avais encore un bon quart d'heure à moi et je ne me pressais pas. Et puis, le boulevard à ce moment, par ce beau soleil, était d'un pimpant !
Ah les premiers beaux jours !
Une jeune fille, frêle, pâle, blonde et bien vêtue, soudain m'interpella :
- Pardon, monsieur, de vous arrêter, mais vous me semblez être un galant homme et vous pouvez me rendre un grand service.
Je m'inclinai, un peu inquiet, mais visiblement flatté.
- Voici, continua la pâle inconnue, de quoi il s'agit : je suis provinciale, arrivée hier à Paris avec mon père. Ce dernier sorti ce matin, de bonne heure, pour ses affaires, m'a donné rendez-vous au Café Napolitain, à midi. Il est midi, et mon père n'arrive pas ...
- Et alors, mademoiselle ? 
- Alors, je pense que vous ne me refuserez pas le service de vous asseoir avec moi à ce café. Vous commanderez deux verres, et, quand nous serons servis, je demanderai à votre galanterie de vouloir bien vous retirer. Une jeune fille n'est point seule, au café, avec deux verres sur la table.
Naturellement, j'acquiesçai au souhait de la pâle, blonde et si distinguée jeune fille.
- Garçon, enjoignit-elle, donnez-nous un verre de porto et un verre d'absinthe ...
Et quand le sommelier versa les breuvages : 
- Encore un peu d'absinthe, dit la demoiselle, encore un peu ... encore un peu ... Là ! ... c'est bien.
Et se tournant vers moi, elle ajouta :
- Mon père aime l'absinthe assez forte.
Je pensai qu'en cette circonstance, le vieux monsieur n'aurait pas à se plaindre, car, pour une absinthe carabinée, c'était une absinthe carabinée.
- Mademoiselle, me retirai-je, vous me voyez ravi d'avoir pu vous rendre un petit service.
- Merci, monsieur ! me tendit-elle sa main finement gantée.



... En m'en allant, la curiosité me vint, irraisonnée, absurde, de voir le papa de la fière jeune fille.
Et au lieu de filer, comme l'exigeaient mon devoir à la fois et la discrétion, je m'assis sans que la personne s'aperçût de mon manège, à table du café Julien, d'où j'apercevais la princesse.
Amoureusement, elle saisit la carafe frappée et l'égoutta patiemment sur l'absinthe paternelle.
( Rien de touchant comme l'excellente jeune fille qui prépare l'absinthe de son brave papa, avec un soin jaloux).
Un peu avant que l'absinthe fût intégralement accomplie, la demoiselle s'interrompit pour avaler son verre de porto.
Après quoi, vite, elle se remit à sa glauque besogne.
Quand le verre fut plein ...
Oh ! mon Dieu, c'est bien simple !
Quand le verre fut plein, elle le lampa gentiment, à petits coups, les yeux clos, comme ceux d'une chatte qu'on câline.
Et puis, après, elle jeta sur la table des pièces blanches, se leva et s'en alla je ne sais où, hiératique.

                                                   Le Journal, 2 mai 1896.