B comme ... Baudelaire
et Alphonse Allais
En octobre 1858, Alphonse Allais a quatre ans.
Charles Baudelaire vient à Honfleur pour rendre visite
à sa mère, dans la maison dominant l'estuaire (maison qu' Alphonse louera en 1899), et achetée par son mari, le général Aupick.
Charles Baudelaire séjourne à Honfleur en avril et juin 1859. La pharmacie Allais est a deux brassées et demie de la maison joujou, la villa de madame veuve Aupick.
- Je voyais souvent le poète à la pharmacie. Il avait l'air vieux, mais était fort aimable et fort distingué dans ses manières .... Avec une négresse ? Oh non, monsieur ! jamais, je l'aurais su ; non, non, il habitait chez sa mère. De temps en temps, il avait avec mon mari de petites ... querelles. Il avait pris l'habitude de l'opium, et il suppliait mon mari de lui en fournir. Mais M. Allais ne lui en a jamais donné d'autant que le pouvait un pharmacien consciencieux.
Madame Allais à Léon Lemonnier (1920)
- Baudelaire se plaisait à causer avec mon père et bien que, sur beaucoup de points, leurs idées fussent différentes, ils s'entendaient le mieux du monde.
Jeanne Leroy-Allais.
Alphonse Allais, souvenirs d'enfance et de jeunesse.
En 1893 Alphonse Allais a 39 ans. Se souvient-il des visites de Charles Baudelaire à la pharmacie paternelle ? 35 ans plus tard, il publiera cette nouvelle dans Le Parapluie del'escouade :
Inconvénients du baudelairisme outrancé
Faut du Baudelaire, c'est entendu, mais pas trop n'en faut. L'historiette qui suit indiquera, pour la partie intelligente de ma clientèle, ce qu'on doit prendre du baudelairisme et ce qu'il conviendrait d'en laisser.
Un grand jeune homme blond, à l'âme azur, était élève dans une excellente pharmacie de Paris. Son temps s'écoulait entre les préoccupations officinales et la lecture, jamais close, des "Fleurs du Mal".
Pas un mot murmuré près de lui, pas une image évoquée, pas un rien du tout quoi ! qui ne déclenchât en sa tête, et, tout de suite, un vers ou deux du divin beau-fils du général Aupick.
Or, un jour, une dame entra dans la pharmacie et lui dit :
- Nous venons, mon mari et moi, de mettre du vin en bouteilles, mais le fond de la barrique est affreusement trouble, et je viens vous prier de me donner un filtre.
Le jeune potard donna le filtre.
Soit que le filtre fût, vraiment, composé d'une matière irrésistante, soit que la dame y eût, trop brusquement, versé le liquide, le filtre creva.
Et la dame revint à la pharmacie, disant au jeune homme :
- Vous n'auriez pas de filtre plus fort ?
Alors, subitement déclenché par ces mots, le jeune baudelairien clama :
Ah ! les philtres les plus forts
Ne valent pas ta paresse
Et tu connais la caresse
Qui fait revenir les morts !
Légitimement froissée de ce quatrain interpellatif qu'elle n'avait aucunement mérité, et auquel, disons-le, elle était loin de s'attendre, la dame alla conter la chose à son mari, lequel s'empressa de venir administrer à l'éthéré potard une râclée noire.
Avais-je pas raison de dire en débutant : " Faut du Baudelaire, c'est entendu, mais pas trop n'en faut ? "
Les parapluies de l'escouade. 1893.
Illustration : Claude Turier (A.A.A.) 2010 (c).